PRADELLES DE LATOUR
SYSTÈMES DE PARENTÉ DANS LES SOCIÉTÉS ORALES
En raison de mon statut double d’ethnologue africaniste et de psychanalyste, mon intérêt s’est particulièrement focalisé dans les enquêtes de terrain sur les domaines où ces deux disciplines affleurent, à savoir la parenté et l’oralité. L’étude des systèmes de parenté des Bamiléké patrilinéaires et des Pèrè matrilinéaires m’ont appris que les sociétés traditionnelles différencient radicalement les relations de filiation, qui maintiennent à travers les générations l’unité des consanguins, et les relations d’alliance matrimoniale qui reposent sur l’altérité des sexes. Quant à la culture orale de ces sociétés, elle m’a fait découvrir que les lois y sont avalisées, en l’absence d’écrit, sous la forme de dettes dont les modalités diffèrent selon les relations parentales auxquelles elles s’appliquent.
Dans les groupes de filiation par exemple, les cadets sont tributaires de leurs aînés dont ils doivent respecter l’autorité et effectuer les services exigés ; et lorsque les cadets deviennent les aînés, ils sont à leur tour les bénéficiaires des avantages dus à cette supériorité. La dette de filiation impérative et réciproque sous une forme différée, est au principe de la différence des générations dans les lignages patrilinéaires.

Dans le cadre des relations d’alliance matrimoniales, la tradition africaine stipule que lorsqu’un homme se marie, il doit verser une dot à ses beaux-parents, dont le prix n’a rien à voir avec un achat, il s’agit de la reconnaissance d’une redevance envers les alliés en tant qu’ils représentent l’autre sexe. Chez les Bamiléké cette dette est instituée en deux temps, à savoir la dot versée au père de la fiancée, qui est déterminée en fonction de la richesse du lignage du fiancé, et un don symbolique offert sans obligation de retour à son grand-père maternel qui, en tant qu’il appartient à un tiers parti (lignage C par rapport aux lignages A et B ; cf. Figure), est en position de clore la transaction matrimoniale. Cette dette symbolique, qui nous est étrangère sous une forme établie, atteste que l’épouse n’appartient pas toute à son époux, qu’il reste un manque, lequel n’étant ni monnayable ni quantifiable, est actualisé dans la vie quotidienne sous des formes simples, par exemple respecter ses beaux-parents en toutes circonstances, leur donner à l’occasion un coup de main, et partager avec ses beaux-frères et belles-sœurs, selon leurs statuts d’aînés ou de cadets, des relations de respect mutuels ou des relations à plaisanterie codées. Les relations entre alliés sont de facto pacifiques.
Dans ces systèmes de parenté traditionnels les relations entre parents appartenant au même lignage et les relations sexuées entre alliés sont clairement séparées, marquées qu’elles sont en termes de dettes impératives et monnayables d’un côté, et de dette symbolique sans contenu de l’autre. Cette séparation sociale entre consanguins et alliés a valeur, en elle-même, d’interdit de l’inceste ; elle implique, entre autres, que dans ce contexte parental les dérives conflictuelles génératrices d’angoisse sont déplacées dans un autre domaine que celui de la parenté, à savoir celui des affaires de sorcellerie.
LA SORCELLERIE
Dans l’ordre traditionnel les groupes de filiation, qui assurent grâce à leurs relations d’autorité et de réciprocité différée la reproduction des générations et la transmission de leur héritage, constituent le terrain privilégié où sourdent les accusations de sorcellerie. Cependant, si les affaires de sorcellerie résultent des rivalités et des jalousies qui ont lieu coutumièrement entre germains ou entre coépouses dans les sociétés patrilinéaires, entre mère et enfants ou entre oncle maternels et neveux utérins chez les matrilinéaires, elles sont dotées d’une origine extérieure à la vie quotidienne, dont le scenario diffère selon les sociétés. Chez les Bantous, la sorcellerie est fondée sur une société d’anthropophages sans règles ni lois qui, assoiffés de sang, comblent de richesses matérielles ceux qui assouvissent leurs besoins. Si un homme ou une femme « bien situé(e) » exploite ou maltraite un des siens qui meurt ou tombe malade, il ou elle est suspecté(e) d’être l’agent du mal envouté par le pouvoir tout puissant de cette société maléfique contre laquelle il est impossible de lutter. Ce pouvoir extérieur, qui est en lui-même antisocial, se manifeste dans la réalité sous la forme d’une certitude délirante – il est sorcier, ou elle est sorcière – autour de laquelle se partagent les partisans de l’accusateur et les défenseurs de l’accusé.
Ce délire, temporairement limité à la durée d’un conflit inter parental, est au cours de ses manifestations réitérées devenu la conception généralisée du mal en Afrique. Celle-ci n’a donc rien à voir ni avec une croyance dont la vérité pourrait être mise en doute par une contrevérité, ni avec un système de pensée dont les contradictions feraient l’objet de palabres. L’accusation de sorcellerie fondée sur une dette infinie envers la société des sorciers anthropophages, laquelle est hors échange et hors sens, n’a pour contraire que son absence, dont la place est socialement marquée par la dette symbolique d’alliance matrimoniale sans contenu – également hors échange et hors sens. Mais ce non-rapport entre la démence maléfique de la sorcellerie et le fondement symbolique de l’alliance matrimoniale pacifique n’a jamais été établi sinon dans une thérapie traditionnelle que l’on va préciser.
La conception africaine du mal, externe et absolue dans sa certitude, est totalement étrangère à celle des Occidentaux qui, interne aux individus, est rapportée à une faute commise, définie dans son rapport normatif à son contraire, le bien. De cet écart entre un mal univoque incontestable et un mal moral plurivoque résulte un grand nombre d’incompréhensions qui durent encore.
LES THÉRAPIES TRADITIONNELLES
Comment sortir de la malédiction de la sorcellerie ?
Les thérapies traditionnelles africaines, qui s’articulent sur les relations parentales sur lesquelles reposent l’ordre social, privilégient trois voies selon les systèmes de parenté:
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La magie, pratiquée par un guérisseur, dont le pouvoir est considéré comme supérieur à celui d’un chef de lignage, a pour fonction d’éliminer la propagation du mal et d’attaquer le présumé malfaiteur par les rites appropriés. Dans ce cas prévalent l’identification au guérisseur et la confiance en ses pouvoirs.
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La religion, dont la pratique est commandée par les devins, veut que le patient apporte une offrande sacrificielle à ses ancêtres ou à une puissance tutélaire du lignage ou de la brousse, afin qu’il puisse se réinscrire, donnant-donnant, dans le jeu des échanges de la vie courante. La croyance en l’au-delà dont relève la filiation du patient est à cet égard déterminante.
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Enfin, dans certaines sociétés patrilinéaires comme celle des Bamiléké, le guérisseur-devin demande au sujet aliéné à la sorcellerie d’offrir un présent au père de sa mère, afin que, ce faisant, il se réinsère dans la dette symbolique contractée envers ce dernier par leur père lors de son mariage. Ce passage du registre maléfique de la sorcellerie au registre pacifique de l’alliance matrimoniale, sans autre intermédiaire que le père de la mère convoqué en tiers, présente l’avantage d’éviter toute soumission à un pouvoir quelconque, toute identification à une autorité, et toute subordination à un au-delà, car la dette symbolique accréditée est hors pouvoir et hors savoir. Elle n’a pas de contenu. Cependant cette incomplétude symbolique hors sorcellerie, source de renouvellement du désir, n’est pas efficiente à tous les coups – parfois elle marche, parfois pas –, mais elle n’implique aucune dépendance.
Cette voie thérapeutique fragile m’intéresse particulièrement, car, bien ancrée dans une relation d’alliance matrimoniale typiquement africaine, elle est adaptée aux mineurs non accompagnés auxquels elle permet de se situer sans contrainte ni prise officielle de parti entre leurs cultures d’origine et d’accueil. Cette voie est aussi celle qui se rapproche le plus de la pratique psychanalytique développée par Jacques Lacan par laquelle je suis passée. Dans ce parcours le patient est amené par son travail sur l’inconscient à se réinscrire toujours davantage dans le manque symbolique, sans contenu ni savoir, qui sous-tend le désir dans le lieu de l’Autre. Manque que Lacan a précisément nommé en pionnier de cette approche, « dette symbolique ». (Cf. La Relation d’objet, Le séminaire, Livre IV. Paris, Seuil,1994 : 37.)